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Quand Marius Didier dit Lafume eut l’imprudence de vendre son propre squelette

Quand Marius Didier dit Lafume eut l'imprudence de vendre son propre squelette“Quand je serai mort, on ne pensera plus à moi. Personne ne m’apportera des fleurs au cimetière.” Cette crainte d’être oublié hantait Marius Didier dit Lafume. C’était un pauvre diable, rachitique, ayant gardé à trente ans les allures et la mentalité d’un gosse. Vendeur de journaux et chanteur comique, il était populaire à Romans et Bourg-de-Péage.

Marius Louis Didier est né le 2 octobre 1872, à Bourg-de-Péage, de Jean Pierre Didier, chapelier, et Elisa Clodinot.

On le connaissait et on l’appréciait à trente kilomètres à la ronde. Une vogue (fête de village) avait-elle lieu dans les environs ? Vite, il s’y rendait. Ses gestes d’épileptique et son répertoire de haut goût faisaient la joie du public. On l’applaudissait, on l’acclamait à outrance et, chaque fois, il récoltait une ample moisson de gros sous.

Avec ce gain qui, les dimanches d’été, atteignait souvent les vingt à vingt-cinq francs et le produit du colportage des journaux qu’il excellait à crier, il eut pu se créer une petite existence bien tranquille. Mais Lafume comprenait que sa vie serait courte et il l’a voulait bonne. Alors, avec une philosophie inconsciente l’empêchant de prévoir et de se souvenir des heures de disette, il dépensait sans compter, allait au café, jouait au billard. Chose triste à dire : des gens l’exploitaient.

Si la faim le tenaillait trop fort, il rendait visite à l’Hôtel du Jacquemart où il était familier de la cuisine. Un après-midi, il “s’enfila”, suivant son expression, trois livres de pommes de terre nouvelles. “J’en mangerais bien encore autant”, déclara-t-il, non rassasié.

Mais la perspective de partir avant l’heure lui était un perpétuel cauchemar. Il n’avait pas peur, il avait la “frousque” !

Il était en relation avec un pharmacien de Romans et s’était laissé convaincre de lui vendre sa dépouille, lorsqu’elle serait disponible. Le pharmacien, dont les allures solennelles lui inspiraient toute confiance, exhiba des piles de pièces de cent sous qu’il lui présenta comme acompte. Ils tombèrent d’accord sur le prix total : quatre cent francs. Lafume, après une brève hésitation, signa un engagement en bonne et due forme mais quand il étendit la main pour prendre l’acompte, la somme avait disparue. Il protesta, tempêta et parla d’aller chercher le commissaire. Ses menaces puis ses prières furent vaines, le marché était conclu. Il essaya de se faire restituer le précieux papier mais le pharmacien se montra inflexible.

L’affaire fit grand bruit, à l’époque.

L’opinion publique s’émut et on décida de convoquer un tribunal.

Le samedi 27 juillet 1901, à huit heures du soir, les juges soumis à l’agrément de Lafume et librement acceptés, s’assemblèrent à Bourg-de-Péage, dans la grande salle du café Barbier. L’affluence était telle qu’on dut laisser les portes grandes ouvertes sur la rue.

On fit revêtir une blouse blanche à Lafume et il prit place, face au tribunal, sur le tabouret des inculpés.

Il ne nia point l’authenticité de son engagement mais affirma, la main sur le coeur, qu’il n’avait pas encaissé un seul centime et qu’il était victime d’un abus de confiance. Le contrat devait être annulé.

A l’issue d’une délibération motivée et de l’examen attentif du règlement de la Faculté de médecine de Montélier et du Code de procédure civile pharmaceutique et médicale, le tribunal prononça publiquement une sentence sans appel aux termes de laquelle :

1° Marius Didier dit Lafume serait tonsuré, instantanément, de la largeur double d’une pièce de cent sous sur l’extrémité nord-est du crâne et il serait interdit au condamné de se faire raser le reste de la tête avant un délai de quarante-huit heures minimum.

2° Son engagement serait détruit par le feu, ainsi que toutes les pièces officielles, à la flamme verte, conformément à l’ordonnance de toutes les Facultés morales et physiques réunies.

Lafume s’étant soumis à l’exécution immédiate du jugement, un coiffeur lui pratiqua, au rasoir, la tonsure prescrite. Puis, on éteignit les becs de gaz tandis que commençait à flamber la flamme verte d’un punch à l’esprit de vin et au sel de cuisine.

Quand la flamme verte eut atteint l’intensité voulue, on incinéra, au milieu de l’émotion générale, tous les écrits relatifs au fatal engagement.

Attentif et tout à fait étranger à l’hilarité générale de ces concitoyens qui lui avaient joué une bonne blague, Lafume resta bouche close tant que le dernier bout de papier ne fut pas entièrement consumé. Il eut alors un énorme soupir de soulagement et récupéra, sur-le-champ, sa coutumière allégresse.

On lui remit alors un procès-verbal contresigné de la main même de Monsieur le Maire : “Les soussignés présents à l’incinération du reçu de Marius Didier dit Lafume et pièces officielles de la Faculté déclarent que l’opération s’est faite en conformité au règlement et que Marius Didier dit Lafume rentre en possession de son squelette, libre de tout engagement.”

La soirée se continua par des chansons au profit de Lafume et d’une oeuvre de solidarité scolaire.

Jamais Lafume ne consentit à admettre que tout n’avait été que comédie. En son intime conviction, ses avocats lui avaient sauvé la vie !

Un an plus tard, se sentant bien malade, il se résigna à entrer à l’hôpital de Romans.

Il y mourut, le 10 juillet 1902, à l’âge de 30 ans, tel qu’il avait vécu, en faisant des gestes grimaçants.

Sources : Archives municipales de Romans-sur-Isère, Etat civil, 236 PER : Almanach du Bonhomme Jacquemart.

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