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L’étrange défenestration du juge Freney

Dans la nuit du 12 au 13 juillet 1910, peu après l’arrivée du dernier train du soir en gare de Romans, un homme fut trouvé, sans connaissance et couvert de sang, à l’entrée de la rue Chevalier, tout près du point d’intersection de cette dernière avec la place Carnot.

On secourut le blessé dont l’identité fut vite établie. C’était un de nos compatriotes les plus connus, Marius Freney, épicier en gros, juge au Tribunal de Commerce. On le transporta à son domicile, place d’Armes, où les docteurs François et Dewars vinrent aussitôt lui prodiguer des soins. Par leur nombre et leur nature, les contusions que M. Freney portait sur tout le corps parurent singulières. Elles rendaient difficile l’hypothèse d’un accident mais on en était réduit aux conjectures.

Au moment où on le ramenait chez lui, le blessé était sorti de son évanouissement mais à toutes les questions qu’on lui posa, il fit des réponses exagérément vagues. Et comme on le pressait de raconter les circonstances en lesquelles il avait été mis en si fâcheux état, il se contentait de dire : “Je ne sais pas. Je ne comprend pas comment je suis tombé là.” Cependant, dans la matinée, son état s’aggrava et vers trois heures de l’après-midi, étant en plein coma, il rendit le dernier soupir.

Les constatations médico-légales furent très catégoriques. M. Freney, en outre d’un poignet blessé, avait la colonne vertébrale fracturée. Une hémorragie interne s’était déclarée, entraînant une issue fatale. Et le médecin du parquet conclut à une chute faite d’un point élevé, au moins la hauteur d’un premier étage.

Le mutisme du défunt laissa le champ libre à toutes les suppositions. Après souper, si ce qu’on affirme est exact, il serait sorti de chez lui en annonçant qu’il allait au café Chambard pour assister à une réunion du Comité de Commerce et de l’Industrie. Or, ce n’était qu’un prétexte car il n’y avait pas de convocation lancée pour ce soir-là. Qu’est-il advenu ensuite ? C’est en cela que réside précisément le mystère.

L’enquête démontra qu’à minuit, le défunt a été vu à une fenêtre de l’hôtel Touvard, place Carnot. Il gesticula un instant puis tomba sur le sol. L’appartement n’était pas éclairé. Les deux témoins de cette scène n’ont aperçu aucune autre personne. L’amie de M. Freney, qui tenait un petit commerce d’épicerie dans la ville haute, fut interrogée par le juge d’instruction. Elle déclara qu’elle avait reçu, dans la soirée du 12 juillet, son ami dans la chambre portant le numéro 12 de l’hôtel Touvard et située au deuxième étage. Il la quitta un peu après la nuit. On se demande comment il a pénétré dans la chambre numéro 5 située au premier étage, d’où il fut jeté sur le trottoir. Des témoins ont affirmé que la fenêtre s’était refermée presque aussitôt. La canne que portait ostensiblement le défunt quelques instants avant de pénétrer dans l’hôtel n’a pu être retrouvée. L’amie du juge, qui avait été arrêtée, fut remise en liberté et l’affaire ne fut jamais résolue.

L’Info en +

L’Almanach du Bonhomme Jacquemart de l’année 1911 revint sur cette affaire en affirmant que “Marius Freney est mort des blessures reçues au cours de circonstances que le parquet ne veut pas ou ne peut pas éclaircir.” Ajoutant : “Accident ? Agression ? Guet-apens ? On l’ignore et on l’ignorera probablement à jamais. Il est dégringolé d’une fenêtre qu’il aurait prise pour une porte. Et comme il s’agissait d’un rendez-vous amoureux, plusieurs douzaines de personnes honorables sont soupçonnées.” Le journal publia aussi une photo de Marius Freney en colère. C’est lui-même qui, de son vivant, se fit portraiturer en cet état afin que son image soit conservée par ses employés. Il faut néanmoins rendre hommage à sa mémoire car il a légué sa fortune à l’hôpital-hospice de Romans, le tiers, en propre à l’établissement, les revenus des deux autres tiers devant être répartis chaque année entre les mères de familles nombreuses et nécessiteuses sous le nom de “Fondation Freney”.

Cet article de Romans Historique est paru dans le Dauphiné Libéré : www.ledauphine.com/drome/2017/08/09/une-etrange-defenestration

Publié dans: 20è siècle, Vie et Métiers

1 Comment on "L’étrange défenestration du juge Freney"

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  1. Simone dit :

    Article tres interrssant. Merci.

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