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La main de Dieu s’abat sur Jean Louis Ducros, “l’homme qui tourne”, le jour de la Toussaint, en 1801

La main de Dieu s'abat sur Jean Louis Ducros, "l'homme qui tourne", le jour de la Toussaint, en 1801
Au sortir de la Révolution, la ville de Romans fut témoin de quelques traits de la justice de Dieu qui ne contribuèrent pas peu à calmer l’effervescence d’irréligion qui régnait là comme ailleurs.

Le plus extraordinaire de tous ces événements, celui qui est demeuré le plus profondément gravé dans les souvenirs populaires, tant à cause de sa nature prodigieuse que de sa longue durée, c’est le châtiment dont fut frappé Jean Louis Ducros, connu sous le nom de l’Homme qui tourne. Cet homme habitait un vallon solitaire au quartier des Balmes, au nord-ouest et à une lieue environ de la ville. Ce quartier dépendait autrefois de la paroisse de Peyrins.

La tradition n’est pas très précise sur les méfaits dont se serait rendu coupable Jean Louis Ducros et qui lui auraient attiré le châtiment exemplaire dont il fut frappé. Voici la version qui semble la plus plausible, eu égard à l’autorité d’où elle émane et qui lui donne la valeur d’un témoignage de première main : c’est celle de M. Charignon, ancien curé de Peyrins, venu dans cette paroisse en 1840, à une époque où le souvenir de Ducros était encore très vivace et où la plupart, non seulement des vieillards, mais des hommes d’un âge mûr, l’avaient connu.

Ducros était un homme honnête et un bon chrétien. Il faisait partie de la confrérie des pénitents de Peyrins et il en aurait même été quelque temps recteur. Quand arrivèrent les jours de la Révolution, il fut pris du vertige qui avait tourné tant de têtes et il se lança à fond de train dans la démagogie. On le vit présider dans l’église profanée et pérorer du haut de la chaire transformée en tribune à l’usage des jacobins du lieu. Bien souvent, il fit entendre, du haut de cette chaire dont il avait autrefois recueilli les enseignements avec respect, d’abominables blasphèmes et d’indignes moqueries contre la religion.

Cependant, l’ordre et la paix commençaient à renaître en France et déjà, le Concordat avait été signé. Les églises rouvertes se remplissaient de fidèles d’autant plus empressés de venir assister aux fêtes de la religion qu’ils en avaient été privés depuis longtemps.

Ce fut le jour de la Toussaint 1801 que l’on inaugura le rétablissement du culte à Peyrins, au milieu des transports de joie de tous les habitants. Les pénitents remontaient joyeux dans la vieille tribune où ils avaient coutume de se tenir autrefois pour réciter leur office et accompagner le chant de la messe. Elle était située au bas et au-dessus de l’entrée principale de l’église. Il n’y avait, pour y arriver, qu’un mauvais escalier en pierre, interrompu à mi-hauteur par une porte qui ouvrait sur un autre escalier en bois, par lequel on accédait au sommet.

Ducros, comme les autres, a revêtu l’aube blanche, revenant ainsi, et sans doute de bon coeur, aux pratiques de la religion qu’il avait abjurée d’une façon si scandaleuse pendant les mauvais jours. Il veut donc, lui aussi, monter à la tribune avec les autres. Il gravit sans peine les premiers degrés en pierre mais, arrivé à la porte qui n’était point fermée à clé, il ne peut l’ouvrir. Un autre pénitent l’ayant ouverte, il veut se mettre à sa suite mais il lui est impossible d’avancer : il sent une main glaciale se poser sur sa poitrine. Par trois fois, il tente de franchir le seuil de la porte fatale et à chaque fois, il est repoussé par une force invincible.

Il se laisse tomber à demi anéanti sur un banc en s’écriant : “La main de Dieu est sur moi !”

Le soir venu, il refuse de souper et va se coucher mais bientôt, il se lève comme poussé par une force secrète et inéluctable. Il se met à marcher et à tourner autour de l’appartement qui servait à la fois, comme cela se voit à la campagne, de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher. Il tourne ainsi, non seulement pendant toute la nuit et pendant toute la journée du lendemain mais, à partir de là, son supplice, assez semblable à celui des malheureux esclaves de l’antiquité condamnés à tourner la meule, ne devait plus finir qu’avec sa vie.

Un phénomène aussi extraordinaire ne pouvait manquer d’attirer l’attention. La nouvelle s’en répandit bien vite dans les environs et dès lors, le pauvre patient devint un objet de curiosité pour toute la contrée. De plusieurs lieues à la ronde, on venait voir l’Homme qui tourne et sa maison était devenue le but d’un vrai pèlerinage. Chaque jour, elle était assiégée par une foule d’étrangers. La vue de ce malheureux tournant sans cesse sans pouvoir s’arrêter et le motif connu de tout le monde pour lequel il était ainsi châtié était propre à raviver la foi chez ses nombreux visiteurs.

Les soeurs de Sainte-Marthe, qui commençaient alors à se former en corps de communauté, sous la direction de Mlle du Vivier, y conduisaient les jeunes orphelines qu’elles élevaient lorsqu’il venait le moment des premières communions, afin de leur inspirer l’horreur du sacrilège. Les enfants de l’école des garçons, située alors sur la place Jacquemart, y venaient aussi en nombre le jeudi, jour de congé, et le lendemain, encore tout pénétrés du spectacle qu’ils avaient sous les yeux.

M. Grégoire, vicaire à Saint-Barnard puis curé de Saint-Jean à Valence, le faisait asseoir sur une chaise et l’y maintenait de force pendant qu’il le confessait. Le pauvre pénitent se soulevait à tout instant pour reprendre sa course et le confesseur était obligé de lui donner de solides coups de poing sur les épaules pour le faire rester en place.

On raconte que, pour varier sa promenade, Ducros sortait quelquefois pour tourner autour de son puits situé à quelques pas de la maison.

On ajoute qu’il avait deux heures de répit par jour et qu’il en profitait quelquefois pour venir jusqu’en ville. C’est ce qui permettait aussi, lorsqu’arrivait le temps pascal, de l’amener en voiture jusqu’à l’église des Récollets, devenue depuis 1811 la chapelle du Grand Séminaire, pour y faire la sainte communion.

Sa fille Julie, morte à Mours le 12 janvier 1880 à l’âge de 88 ans, se souvient : “Etant petite, âgée à peine de sept à huit ans, on me mettait sur les épaules de mon père, à cheval sur son cou. Je tenais une assiette de soupe et je la lui faisait manger pendant qu’il tournait. Le soir, quand la journée était finie, il fallait souvent venir pour aider mon père à tourner. Quand il ne tournait pas, il souffrait horriblement, et dès qu’il tournait, il était soulagé. Quelquefois, il sommeillait en tournant. Alors, pour qu’il ne s’arrêtât pas, mes frères et moi nous nous servions d’un gros bâton que nous appuyions contre les épaules et nous le poussions ainsi, afin qu’il eût moins de peine.”

Ducros a tourné ainsi durant quatorze ans. Les trois années qui ont précédé sa mort, le 6 juin 1818, à l’âge de 66 ans, il ne pouvait plus se tenir debout. Obligé de s’aliter, sa tête devint énorme. Il souffrait horriblement et ses souffrances ne cessèrent pas jusqu’à sa mort. Son supplice a donc duré en tout dix-sept ans.

Sources : Archives municipales de Romans-sur-Isère – 1 FLR 1572, La main de Dieu sur les impies : épisodes de la Révolution à Romans, Imprimerie valentinoise, Valence, 1892 – E 35, Etat-civil, 1818 – Illustration : La Création d’Adam, Michel-Ange, vers 1511, Chapelle Sixtine, Vatican (ce tableau n’a aucun rapport avec le châtiment mais c’est pour illustrer la main de Dieu)

Publié dans: 19è siècle, Religion

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