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Le monastère de Sainte-Ursule de Romans

Annexe I

Vie de soeur Jeanne Michel, fondatrice du monastère de Sainte-Ursule de Romans.

La mère de Jeanne Michel, étant enceinte, avait de grandes frayeurs, s’imaginant que les démons voulaient emporter le fruit qu’elle portait, présage de la guerre que cette fille livrerait à l’Enfer. Quand elle fut grandelette, elle fit paraître tant d’esprit et de conduite que ses parents espéraient qu’elle serait l’appui de leur maison. Elle ne se plaisait qu’aux occupations sérieuses et était d’une très aimable conversation.

Dès l’âge de onze ans, elle eut soin du ménage et se faisait admirer de chacun. Le Diable tendit un piège à sa chasteté, qu’elle chérissait plus que la vie, car un marchand étranger qui négociait avec son père et allait fort souvent chez lui, ayant conçu un mauvais dessein, ferma un jour les portes du logis en y entrant et s’approcha de Jeanne pour la caresser. Elle fut saisie d’une crainte extrême et, recourant promptement à Dieu, elle se trouva, sans savoir comment, au milieu de la rue. Dès lors, elle se résolut de rompre avec le monde et commença la vie dévote avec une ferveur qui ne diminua jamais.

Cependant, ses parents prétendaient la marier. Mais elle n’y voulut jamais entendre et, alors qu’elle savait que ceux qui la recherchaient devaient venir pour la voir, elle s’habillait malproprement contre son inclination et sa coutume, et les recevait si froidement que ses parents reconnurent son dessein, y acquiesçant enfin après qu’elle les en eut beaucoup prié.

Elle se vêtit d’un habit blanc avec un voile de même et se retira dans une chambre à l’écart où elle s’adonna à l’oraison et à la mortification, de telle sorte qu’elle se portait à des actions qui la rendaient méprisable aux yeux du monde. Elle fit de grandes violences à son humeur qui tendait à l’amour de l’estime et à paraître fille sage et considérée, comme en effet elle l’était. Un jour, étant à table, une demoiselle étrangère la venant visiter, sur le récit qu’elle en avait ouï faire, elle alla au devant d’elle le morceau à la bouche et mangeant sans lui rien dire. Une autre fois, sachant que des personnes de qualité la venaient voir, elle s’habilla fort mal et prit à la main du fromage avec une grosse pièce de pain, puis les reçut ainsi, de quoi ces personnes furent si surprises qu’elles n’osèrent lui dire un mot, et elle demeura bien contente d’avoir effacé l’idée que l’on avait d’elle.

Elle ne laissait passer aucune occasion semblable et quand il ne s’en offrait point, elle les recherchait. Monsieur Noyerat, son confesseur, était de concert avec elle en ce dessein, craignant que la vanité ne perdit le fruit de la dévotion de cette bonne âme. Il l’humiliait de son côté d’autant plus qu’il connaissait son désir et son courage. Après qu’elle lui eut dit qu’elle avait une grande répugnance à se voir suivre dans les rues par les petits enfants, il lui ordonna une fois d’amasser tous les petits pauvres et d’aller avec eux balayer la grande église et de sa part, il lui envoya tous ceux de l’hôpital dont il était recteur. Jamais il ne la défendait lorsqu’on lui disait des injures en sa présence, ce qui lui arrivait souvent, particulièrement depuis qu’elle eut établit la Congrégation de Sainte-Ursule à Romans.

Mais tout cela ne fut pas capable de la faire relâcher de son bon propos parce qu’elle avait l’esprit attentif à la vie de Jésus Christ, se proposant d’heure en heure ses mystères par ordre, auxquels elle s’attachait bien davantage qu’à ce qui lui était présent extérieurement. Elle demeurait les quatre et cinq heures en oraison dans l’église, sans voir qu’il y avait du monde. De même, quelquefois, par les rues, elle ne voyait personne tant elle était recueillie.

Pour punir les révoltes de ses passions, elle se privait de ses repas ou se frappait rudement, et en toutes choses, grandes et petites, elle contrariait ses inclinations et sa propre volonté. Outre cela, elle jeûnait trois fois la semaine, dont l’une était au pain et à l’eau, portait souvent le cilice, se ceignait d’une chaîne de fer, passait une bonne partie des nuits en oraison, puis se couchait sur la dure. Elle mangeait si peu, choisissait les viandes qu’elle avait le plus à contre-coeur, qu’étant dans sa vigueur de seize à dix-sept ans et travaillent beaucoup de corps et d’esprit, elle endurait une faim presque continuelle. En ce temps, elle fut trois ans sans manger de fruit, feignant qu’il lui faisait mal. Et n’étant pas satisfaite de consacrer son corps et son âme au service de Dieu, elle y attira puissamment ses trois jeunes soeurs, tellement que leur maison ressemblait à un monastère bien réglé où notre Jeanne, comme aînée, faisait la Supérieure.

Elles se levaient de grand matin, récitaient ensemble l’office de Notre-Dame et demeuraient ensuite toute la matinée dans l’église. Elles vaquaient l’après-midi à l’instruction de leurs écolières et faisaient tous leurs exercices avec ordre et exactitude. Leur père même sonnait la clochette aux heures de leurs petites observances mais pour la mère, ne pouvant souffrir que toutes ses filles suivissent la dévotion de leur soeur aînée, elle s’en prit à elle et commença de la persécuter. Quelquefois, elle montait toute en furie à sa chambre, la bâton à la main, de sorte qu’on eut dit qu’elle l’eut voulu assommer, de quoi la bonne fille ne s’épouvantait point.

Elle continua cette manière de vie et y maintint ses soeurs quelques années jusqu’à ce que par le conseil du Révérend Père Suarez, jésuite, elle se retira dans une maison à part avec sa soeur Angèle, pour établir une Congrégation de Sainte-Ursule où ses deux autres soeurs se rendirent après.

La soeur Jeanne fit ses efforts pour n’être point Supérieure de cette petite communauté mais bien qu’elle eut fait faire élection d’une fille de qualité, cette fille venant à sortir, elle fut obligée de prendre le nom et l’office de Mère, puisque ceux de qui elle dépendait lui en donnaient l’autorité.

Cette fille, déjà établie sur la solide vertu, ne changea point de moeurs dans son élévation. Elle fut toujours aussi adonnée à l’humilité et à la sainte haine d’elle même, de manière que l’on estimait que sa devise devait être : “J’abhorre tout ce que j’aime et j’aime tout ce que j’abhorre”. Elle conduisait ses soeurs par le même chemin qu’elle tenait et, quand elle avait rencontré des âmes assez généreuses pour entreprendre le dessein d’une perfection relevée, elle ne les épargnait pas, s’accommodant d’ailleurs avec douceur et charité à la faiblesse de l’âge ou de courage des autres, pendant qu’elle soutenait d’une constance invincible les contradictions des hommes, les tentations des démons et les épreuves de Dieu même.

Sa mère continua longtemps dans la mauvaise volonté qu’elle avait conçue contre elle et la fit paraître en plusieurs occasions, particulièrement le jour qu’elle partit pour aller fonder une Maison à La Côte-Saint-André, car elle l’attendit à la porte de Romans où, après l’avoir outragée de paroles, elle en vint aux mains lui jetant des pierres par les chemins tout autant de temps qu’elle la put voir.

A La Côte-Saint-André, elle fut exposée à la haine, à la médisance et au mépris de toute la ville, et elle y souffrit des outrages et des calomnies sans ouvrir la bouche pour sa justification. Elle fit séjour quelques mois chez les soeurs de Sainte-Ursule à Grenoble et n’y endura guère moins parce que la médisance l’avait noircie jusque là. Quand on lui parlait des bruits qui couraient d’elle, elle ne s’excusait point mais en laissait croire ce que l’on voulait, suivant le conseil de perfection qui lui avait donné le Révérend Père Noé, religieux Récollet et confesseur des soeurs Ursulines.

Les dix dernières années de sa vie, Dieu l’éprouva par des abandonnements qui lui étaient extrêmement pénibles, particulièrement ne pouvant recevoir soulagement de personne, à cause que ses Directeurs étaient ou morts ou absents. Elle vécut tout ce temps de la foi pure, ne trouvant du goût qu’en la volonté de Dieu.

On verra dans l’établissement des Ursulines de Romans, la force de sa confiance et le succès merveilleux dont le Ciel la bénît. Le zèle de l’honneur de Dieu lui donnait une sainte hardiesse pour reprendre quelques personnes que ce fut de leurs défauts mais elle le faisait si prudemment, que ceux à qui elle parlait en étaient toujours édifiés et quelquefois si touchés, que l’on a vu par son moyen des changements remarquables en des âmes de qui on ne l’espérait pas.

Comme elle était fort zélée, d’abord les personnes tièdes n’étaient pas bienvenues auprès d’elle, mais Dieu la changea en cette manière. Étant allée voir une femme de mauvaise vie, pour essayer de la convertir, elle ressentit de l’indignation pour cette misérable. Au sortir d’avec elle, elle fut assaillie d’une tentation si violente qu’elle ne savait où elle en était et alors, Dieu lui fit voir que sans une grâce particulière, elle ne se pourrait compatir à la faiblesse des autres, ce qui la rendit douce et patiente envers le prochain. Un religieux de haute vertu, qui l’avait connue très particulièrement, assurait qu’il n’avait jamais vu de fille plus capable de supériorité.

Mais outre sa capacité naturelle, elle avait des lumières surnaturelles qui lui faisaient percer les secrets des coeurs. Il arriva une fois, lorsqu’elle écrivait, qu’une jeune soeur passa devant sa chambre, à qui la Supérieure s’écria sans bouger de sa place : “Superbe, superbe !” La soeur fit réflexion qu’elle s’entretenait en des pensées de vanité qui n’avaient pas été cachées à la Supérieure. Une autre fois, elle eut un transport à table, puis étant revenue à soi, elle dit : “J’ai vu venir des loups, sans doute cette veuve entrée depuis peu céans, ne persévérera pas.” En même temps, la portière vint avertir que deux hommes demandaient à parler à la même veuve. Ils l’a persuadèrent de sortir, à quoi elle acquiesça.

   

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